Enquête chez les damnés de la guerre.


"Ce mal, étrange, est aussi répandu que tabou. Rwanda, Bosnie, Irak, Algérie, Vietnam, Liban... partout, des hommes reviennent brisés."

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Jean-Paul MARI


Grand reporter au Nouvel Observateur depuis vingt-cinq ans, Jean-Paul Mari a publié cinq livres traitant des drames humains dans les différents conflits internationaux

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DEFINITION : Le stress post traumatique

DÉFINITION
SYMPTÔMES
DIFFICULTÉS ASSOCIÉES
ÉVOLUTION
QUE FAIRE?
QUAND CONSULTER?
AIDE
RÉFÉRENCES

DÉFINITION:

Qu'est-ce que l'état de stress post-traumatique ?

Il s'agit d'un ensemble de réactions (ou symptômes) qui peut se développer chez une personne après qu'elle ait vécu, été témoin ou confrontée à un traumatisme, c'est-à-dire un événement qui a provoqué la mort ou de sérieuses blessures ou qui impliquait une menace de mort ou de graves blessures et qui a suscité une peur intense, un sentiment d'impuissance ou d'horreur. Un tel événement peut être un accident, une agression violente, un viol, un hold-up, une prise d'otage, un incendie, un tremblement de terre, une inondation, etc.

Quiconque est exposé à un événement d'une telle intensité peut développer des symptômes caractéristiques qui comprennent : 1) le fait de revivre l'événement en pensée de manière persistante; 2) l'évitement des situations qui rappellent l'événement avec un émoussement des réactions générales (engourdissement, anesthésie émotionnelle); 3) une hyperactivité. Ces symptômes sont décrits plus en détail dans ce qui suit. Bien que certaines variables personnelles (par exemples, expériences durant l'enfance, traits de personnalité, troubles mentaux préexistants, etc.) peuvent augmenter la probabilité de développer un stress post-traumatique, il semble que le facteur le plus déterminant soit la gravité de l'événement vécu. Ainsi il peut se développer chez des personnes ne présentant aucune caractéristique prédisposante, surtout si le stress a été important. Selon certaines études, 8 à 10 % de la population souffrirait à un moment ou à un autre de leur vie d'un état de stress post-traumatique.

Précisons que nous parlons de stress post-traumatique lorsque la perturbation persiste plus d'un mois. Dans le premier mois nous employons plutôt le terme d'état de stress aigu.


SYMPTÔMES
Comment reconnaître les symptômes de stress post-traumatique?

Voici les critères définis par l'American Psychiatric Association et qui sont généralement utilisés:

A) La personne a été exposée à un événement traumatique tel que défini plus haut.

B) L'événement traumatique est constamment revécu, de l'une (ou de plusieurs) des façons suivantes:

1. souvenirs répétitifs et envahissants de l'événement provoquant un sentiment de détresse et comprenant des images, des pensées ou des perceptions. Note: Chez les jeunes enfants, jeux répétitifs exprimant des thèmes ou des aspects du traumatisme.

2. rêves répétitifs concernant l'événement provoquant un sentiment de détresse. Note: Chez les enfants, il peut s'agir de rêves effrayants sans contenu reconnaissable.

3. impression ou agissements soudains "comme si" l'événement traumatique allait se reproduire (incluant le sentiment de revivre l'événement, des illusions, des hallucinations et des épisodes dissociatifs (flash-back), y compris ceux qui surviennent au réveil ou au cours d'une intoxication). Note: Chez les jeunes enfants, la remise en action peut se produire.

4. sentiment intense de détresse psychique lors de l'exposition à des indices internes ou externes évoquant ou ressemblant à un aspect de l'événement traumatique (par ex., les dates anniversaires, le temps froid ou le temps chaud, la neige, certains endroits, certaines scènes à la télévision, etc.).

5. réactivité physiologique lors de l'exposition à des indices internes ou externes pouvant évoquer ou ressembler à un aspect de l'événement traumatique.

C) Évitement persistant des stimulus associés au traumatisme et émoussement de la réactivité générale (non présente avant le traumatisme) comme en témoigne la présence d'au moins trois des

manifestations suivantes:

1. efforts pour éviter les pensées, les sentiments ou les conversations associés au traumatisme.

2. efforts pour éviter les activités, les endroits ou les gens qui éveillent des souvenirs du traumatisme.

3. incapacité de se rappeler un aspect important du traumatisme.

4. réduction nette de l'intérêt pour des activités importantes ou bien réduction de la participation à ces mêmes activités.

5. sentiment de détachement d'autrui ou bien de devenir étranger par rapport aux autres.

6. restriction des affects (par ex., incapacité à éprouver des sentiments tendres).

7. sentiment d'avenir "bouché" (par ex., penser ne pas pouvoir faire carrière, se marier, avoir des enfants, ou avoir un cours normal de la vie).

D) Présence de symptômes persistants traduisant une activation neurovégétative (non présente avant le traumatisme) comme en témoigne la présence d'au moins deux des manifestations suivantes:

1. difficultés d'endormissement ou sommeil interrompu

2. irritabilité ou accès de colère

3. difficultés de concentration

4. hypervigilance

5. réaction de sursaut exagérée.

On parle de stress post-traumatique lorsque la perturbation entraîne une souffrance ou une altération du fonctionnement social, professionnel ou dans d'autres domaines importants.

Le souvenir de l'événement est souvent d'une extraordinaire précision. Les gens disent revoir la scène comme s'ils y étaient. Les images, le souvenir des cris, des odeurs, etc; semblent plus vrais que la mémoire ordinaire. Luc, par exemple, nous racontait comment il n'a qu'à "regarder" ces images pour nous dire combien il a fait de pas pour aller vers les victimes, etc..

Les symptômes de stress post-traumatique sont, de l'avis de plusieurs chercheurs, le résultat de mécanismes d'adaptation de l'organisme. Par exemple, les symptômes d'hypervigilance et autres symptômes de suractivation physiologique se produisent comme s'il fallait rester en alerte pour s'assurer de faire ce qu'il faut et de prévenir tout autre danger. L'émoussement des émotions et l'amnésie permettent de doser le stress à gérer, etc.. Le problème, quand on ne se rétablit pas, est que ces mécanismes se maintiennent alors qu'ils ne sont plus nécessaires et qu'ils présentent trop d'inconvénients.

Il arrive que ces symptômes de stress post-traumatique soient accompagnés de symptômes physiques ou psychologiques d'anxiété ou de panique (il s'agit d'hyperventilation) tels que: palpitations, battements de cœur ou accélération du rythme cardiaque, transpiration, tremblements ou secousses musculaires, sensations de "souffle coupé" ou impression d'étouffement, sensation d'étranglement, douleur ou gêne thoracique, nausée ou gêne abdominale, sensation de vertige, d'instabilité, de tête vide ou impression d'évanouissement, déréalisation (sentiments d'irréalité) ou dépersonnalisation (être détaché de soi), peur de perdre le contrôle de soi ou de devenir fou, peur de mourir, sensations d'engourdissement ou de picotements, frissons ou bouffées de chaleur (reproduit du DSM-IV, Critères d'une attaque de panique). Ses symptômes apparaissent en raison du blocage de la respiration qui se fait lorsque nous sommes anxieux. Ils sont désagréables et souvent inquiétants mais ne sont pas dangereux. Pour les atténuer, prenez le temps de respirer lentement et profondément.


DIFFICULTÉS ASSOCIÉES
Les réactions qui constituent ce qu'on appelle l'état de stress post-traumatique ne représentent souvent qu'une partie de la souffrance et des difficultés des victimes de catastrophes.

Elles vivent souvent un pénible sentiment de culpabilité du fait d'avoir survécu, de ne pas avoir réussi à sauver des gens, par rapport à ce qu'elles ont dû faire pour sauver leur vie, pour ne pas avoir réagi comme elles auraient voulu, etc.. Lorsqu'elles sont victimes d'un acte criminel, elles vivent souvent de façon intense une grande révolte, de l'agressivité, un désir de vengeance et un sentiment d'injustice.

Les victimes souffrent souvent aussi d'un sentiment d'incommunicabilité. Leur expérience, les émotions vécues et leurs réactions sont tellement hors du commun, intenses et inconnues jusqu'à présent que les mots sont difficiles à trouver pour décrire ce qui est vécu, surtout pour les gens qui sont de nature un peu renfermée. Il est souvent difficile pour l'entourage de réaliser ce que la personne vit. Il vient souvent un temps où la victime se fait dire "reviens-en; oublie ça, secoue-toi." Nos clients souffrant d'un stress post-traumatique sévère nous disent à peu près tous que, même si l'entourage offre une bonne écoute, il vient un moment où ils ne veulent plus en parler, ils ne veulent pas imposer cette lourdeur à leur entourage. Le (la) psychologue est souvent la personne à qui on continue à en parler, à qui on réussit de plus en plus à exprimer tout ce qui a été vécu, tout ce qu'on a vu, pensé, ressenti et ce que l'on continue à vivre par rapport à ça. Pourquoi le faire ? Nous en parlons, dans la section Que faire ?.

La vision du monde et de la vie est souvent affectée. Le monde n'est plus aussi sûr. Il devient plein de dangers, de méchancetés, etc., selon le traumatisme vécu. Plus la vision du monde était incompatible avec l'événement, plus le choc est grand. Chez les gens qui ont vécu des traumatismes chroniques (abus, violence conjugale, etc.) particulièrement, les croyances qui se rapportent à soi et aux autres ainsi que la capacité de faire confiance sont très affectées.

Par ailleurs, mentionnons que les gens souffrant d'un stress post-traumatique doivent parfois vivre, en même temps, le deuil de personnes chères, le deuil de leur propre santé, des douleurs constantes, des problèmes financiers, des tracasseries judiciaires, etc..


ÉVOLUTION
Les symptômes débutent habituellement dans les trois premiers mois après le traumatisme bien que puisse exister un délai de plusieurs mois ou même de plusieurs années avant que les symptômes n'apparaissent. La durée des symptômes est variable avec une guérison complète survenant en trois mois dans environ la moitié des cas alors que de nombreux autres sujets ont des symptômes qui persistent plus de douze mois après le traumatisme.

Pour la majorité des gens chez qui les symptômes et problèmes persistent plusieurs mois après le traumatisme, le passage du temps n'amènera pas de rétablissement s'il n'y a pas de traitement. Ces gens risquent de développer une dépression (apparemment 25 à 30% des gens souffrant d'un stress post-traumatique), une consommation abusive de drogue, d'alcool ou de médicaments (environ 50%), un trouble panique, de multiples évitements phobiques et des problèmes de santé. Il est fréquent que ces diverses réactions interfèrent avec les relations interpersonnelles et mènent à de sérieuses difficultés conjugales et familiales. Elles mènent aussi parfois à la perte d'emploi.


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1 commentaires:

  1. Anonyme a dit…
     

    Effroi et traumatisme : le réel et l’expérience de l’inhumain

    Jacques Marblé



    Le texte ci-dessous est une restitution la plus proche possible de la conférence faite aux Apprentis philosophes à Valence le 10 décembre 2008

    Nous sommes partis cette année avec Noël Rugliano de l’idée d’un petit cycle de 3 exposés, 3 exposés qui tenteront de vous faire appréhender 3 notions, 3 états, 3 affects que Freud rapproche pour les distinguer : la peur, l’angoisse et l’effroi. Pascale MACARY viendra de Toulouse en 2009 traiter de manière plus ou moins circulaire de la peur et de l’angoisse, et Noël m’a demandé de me centrer sur l’effroi à partir de mon expérience du traumatisme, mais il s’est alors demandé si titrer seul «L’effroi » était assez « sexy », autrement dit si cela attirerait du monde, d’où le titre un peu plus ouvert « Effroi et traumatisme ». Ce seul titre, freudien, suppose un lien étroit entre effroi et traumatisme, un lien que nous préciserons mais que l’on pourrait déjà écrire : pas de traumatisme sans effroi, sans l’expérience de l’effroi. J’attire dés lors votre attention sur le fait que la fonction en question, la fonction traumatisme implique effroi en l’occurrence, n’est pas forcément bijective, autrement dit effroi implique-t-il traumatisme ? C’est une question.

    En tout cas un titre freudien ! Le sous-titre, vous l’aurez reconnu, est lacanien ! Il introduit la notion, la catégorie du réel qui lui aussi entre dans une trilogie, une trilogie creusée et rebattue par LACAN : réel, symbolique, imaginaire ; c'est-à-dire RSI. Mais si vous avez tous surement une perception intuitive des 3 états que sont la peur, l’angoisse et l’effroi, mais nous y reviendrons quand même, il est peut-être plus difficile de vous représenter ce que sont le réel, le symbolique et l’imaginaire.

    Et bien je vous propose pour cela de repartir de la dernière question qui m’avait été posée l’an dernier à savoir: quelle est la différence entre réel et réalité ? Chez LACAN cette distinction est très importante, et peut-être pas commune, je vous l’accorde, mais pas si compliquée que ça : la réalité, en tout cas chez le névrosé (c’est différent chez le psychotique ou le pervers qui relèvent d’une structure différente), c’est quelque chose que chacun se bricole, que chacun se fabrique à l’aide du symbolique (i.e. les signifiants, les mots quoi, qui mettent le monde à votre portée) et de l’imaginaire qui est plus chez LACAN du coté de l’image que du coté de l’imagination, la forme quoi, depuis sa description du stade du miroir. La réalité c’est donc du son et lumière, un spectacle de la vie, plus ou moins partagé, plutôt plus à l’aide du langage et des références que vous partagez avec votre voisinage, plutôt moins au sens où il y a toujours dans la réalité quelque chose du style « chacun voit midi à sa porte ». Lacan ne fait somme toute là que reprendre la thèse freudienne de la prévalence de la réalité psychique. La réalité n’est donc pas du coté de la vérité : LACAN distingue bien réalité et vérité, au sens où il n’y aurait, si elle existe, qu’une vérité, mais que cette vérité, on ne peut jamais que la mi-dire, c'est-à-dire tenter de la dire, de l’approcher, mais imparfaitement à cause du langage qui ne peut toute la dire ; il y aurait pour 36 protagonistes d’une même scène 36 réalités psychiques différentes. J’avais commis il ya quelques années, je vais faire ancien combattant, un article au retour de la première guerre du Golfe que j’avais intitulé « A chacun son Scud » : j’y montrais que chaque soldat soumis au bombardement des scuds mais aussi chaque français scotché devant sa télévision était soumis à une réalité bien différente de celle de son voisin. Chaque sujet est en effet le siège d’un fantasme différent de celui de son voisin, qui aménage le monde à sa sauce, et en fait une réalité, plus ou moins angoissante en l’occurrence. Le fantasme, autre notion psychanalytique indispensable à connaitre pour aujourd’hui, est lui aussi pour LACAN bien plus que ce qui est vulgarisé sous le terme de fantasmes, sexuels ou sadiques par exemples, encore que cela puisse en faire partie. Le fantasme au singulier, c’est chez le névrosé le réglage de la profondeur de champ et le zoom à la fois qui vous permet de vous situer dans votre monde, dans votre réalité, en vous demandant ce que vous y faites, ce que vous faites des autres et aussi ce que l’autre peut faire de vous, c’est ce qui vous permet de vous identifier et de vous singulariser. Le fantasme c’est une fenêtre ouverte sur le monde exterieur, mais il peut y avoir plusieurs façons d’ouvrir une fenêtre, de la décorer, de la voiler, un courant d’air ou un orage peut l’ouvrir, on peut aussi passer par la fenêtre à l’occasion, mais en tout cas la vision du monde restera partielle et partiale.

    Toute cette introduction n’a pour but que de tenter de cerner la notion de réel, cette troisième catégorie lacanienne qui ne va pas sans les 2 premières, cette catégorie sur laquelle l’effroi ouvre comme la fenêtre lors d’un orage. Le réel, c’est un des trois ronds, et en ce sens ça fait partie donc de la réalité lacanienne, mais en première approche, c’est autre chose que la réalité, ce n’est pas la réalité de chacun, la réalité partagée. Pour garder, pour l’instant, une métaphore du style dedans-dehors, on pourrait dire que le réel c’est ce qui se passe de l’autre coté de la fenêtre, dans la rue, mais que pour y aller voir, il vaut mieux passer par la porte.

    Mais la fenêtre a aussi une fonction d’écran. Le mythe platonicien de la caverne que Lacan met en exergue dans le séminaire XIII est une version un peu plus sophistiquée : les apprentis philosophes connaissent le mythe de Platon mais Lacan en fait une lecture qui introduit justement le réel. Les hommes primitifs vivaient dans une caverne qui n’est éclairée que par son ouverture, laquelle apportait moins de lumière que nos fenêtres d’aujourd’hui (et il y avait peut-être aussi plus de danger dehors !) aussi éprouvaient-ils le besoin de peindre sur les murs qui jouaient alors un rôle, une fonction, d’écran entre le sujet et le monde. Le sujet dans sa caverne se représentait donc le monde, sur un tableau forcément limité, la perspective y introduisant une contrainte réelle, la contrainte du réel... Vous remarquerez qu’en plus le sujet primitif dans sa caverne tourne le dos au monde !!! (sem XIII 4 mai 1966) Vous voyez donc que le réel peut ainsi subir moults transformations, qu’il peut aussi s’introduire dans la place, mais que si c’est quelque chose qui est du coté de La Vérité, du Vrai, il reste radicalement hétérogène à la réalité Tout cela explique que si nous voulons appréhender le réel avec notre outil habituel qu’est le langage, nous serons toujours ramenés à notre triste réalité de parlêtre, d’où l’idée de Lacan que puisque le réel, c’est l’impossible, eh bien quitte à utiliser le langage, autant ne pas le prendre de front, et utiliser les jeux de mots, le witz, mais aussi la poésie, la musique, la peinture, etc… Ceci dit le réel est en même temps une conséquence du langage, le langage qui construit dans l’univers un mur entre ce qu’il peut saisir, le monde des mots, l’ordre symbolique, et ce qui lui échappe, le monde des choses, des choses réelles précisément. Evidement le langage c’est plus pratique pour voyager mais n’emportons-nous pas avec nos mots une partie de la chose nommée ? Et avant tout n’emportons nous-pas avec le mot le meurtre de la chose ? La chose, que Lacan nommera das Ding, la chose que Lacan définit dans le séminaire L’Ethique (23 décembre 1959) comme devant rester étrangère au sujet tout en étant exclue à l’intérieur son moi, extime dira-t-il, Lacan la réfère à la douleur, au danger, à la mort de l’autre, au désir de mort, à la colère, au mal. Je n’invente rien, ce sont là ses signifiants dans ce séminaire.

    Mais les choses se compliquent, me direz-vous, si ce réel n’est pas seulement derrière la fenêtre mais aussi dans la maison, au cœur du sujet, qui, comme le Horla de Maupassant, ne peut le détruire sans mettre le feu à sa maison ! Voila l’enjeu ! Car toute cette topologie posée, c’est avec ces notions d’effroi et d’angoisse, de mort et d’horreur, pas trés sexy en effet, que je vous propose de faire aujourd’hui ce voyage qui je l’espère nous amènera non pas au dernier mot, mais en tout cas aux derniers mots du sous-titre : l’expérience de l’inhumain, avec la question : le réel est-il de l’ordre de l’inhumain ? J’espère ne pas avoir non plus à vous effrayer pour ce faire.

    Je ne reviendrai pas sur l’histoire du traumatisme chez FREUD si ce n’est pour rappeler l’abandon de l’origine traumatique réelle de l’hystérie, puis le retour fracassant de celle-ci, c’est le cas de le dire, au cours de la guerre de 14-18. Au décours de la guerre se tient le Congrés de psychanalyse de Budapest qui voit plusieurs psychanalystes, partager pour la première fois leur expérience des blessés de guerre. FREUD ne voit pas de blessés mais s’appuie sur les travaux de Ferenczi alors médecin militaire en Hongrie, Jones et Simmel. C’est dans Au delà du principe de plaisir, fameux texte écrit en 1920 que LACAN tient pour le plus important de tous les textes freudiens, que Freud va revenir en tout cas, au trauma réel, au trauma actuel plutôt, par opposition au trauma passé et refoulé des psychonévroses. Il va décrire la névrose traumatique dans le champ de ce qu’il appelle les névroses actuelles pour les distinguer des psychonévroses susceptibles de donner une névrose de transfert. Il semble du coup en souligner le versant incurable par le transfert, ce qu’il contredira en 1937 en affirmant qu’une névrose ayant une composante traumatique serait de meilleur pronostic.

    Il met d’un coté la peur et l‘angoisse, et d’un autre l’effroi, le schreck, qui l’état dans lequel on tombe quand on encourt un danger sans y être préparé. Freud met l’accent sur l’effet de surprise en ce qui concerne l’effroi : voila ses définitions, je cite : « Effroi, peur et angoisse sont utilisés à tort comme des expressions synonymes ; ils se laissent bien discriminer dans leur relation au danger. Angoisse désigne un certain état tel que attente du danger et préparation à celui-ci, fût-il inconnu ; peur réclame un objet déterminé dont on a peur ; effroi, pour sa part, dénomme l’état dans lequel on tombe quand on encourt un danger sans y être préparé, mettant l’accent sur le facteur de surprise » fin de citation (p. 282 Au delà…) Freud met l’accent sur le rôle protecteur, anticipateur, de l’angoisse. C’est plus tard, dans « Inhibition, symptôme, angoisse », qu’il précisera que l'angoisse a pour caractères l'indétermination et l'absence d'objet: « Dans l'usage correct de la langue, son nom lui-même change lorsqu'elle a trouvé un objet et il est remplacé par celui de peur ». En d’autres termes, l'angoisse a besoin d'un nom pour se nommer peur. L’angoisse est une peur sans nom, mais pas sans objet, nous dira Lacan qui rapprochera, comme FREUD, angoisse et peur, la peur désignant un danger extérieur, l’angoisse signalant un danger intérieur. Vous voyez déjà là ce problème intérieur-extérieur. Le plus important en tout cas est l’adéquation de la peur à son objet contrairement à l’angoisse qui signe une inadéquation fondamentale à un objet par essence caché. Cela entraine une production de sens par le sujet qui cherche des raisons à son malaise ou qui cherche à le fuir sans trop y parvenir.

    Quant à l’effroi il dénote un franchissement.. L’etymologie du mot effroi n’est pas inintéressante puisque l’on trouve dans le Bloch et Von Wartburg une origine latine du verbe effrayer exfridare, fridare proche de l’allemand friede la paix, d’où le sens de effrayer « faire sortir de l’état de tranquillité ». Mais cette définition ne discrimine pas effroi et angoisse car l’effroi, le schreck, c’est autre chose, pas de mot pour le dire, pas de nom pour nommer l’innommable, un franchissement se produit…de manière accidentelle en général. C’est d’ailleurs cette notion d’accident qui signe pour Lacan la rencontre avec le Réel. Là on est dans l’aigu, dans l’urgence, pour faire médical. Alors que l’angoisse est par définition antérieure à l’accident, elle l’anticipe même, elle l’imagine pour mieux l’éviter. L’angoisse lorsqu’elle surgit est un signal d’alarme qui vous dit : attention, le réel n’est pas loin…

    L’effroi, c’est l’effet de surprise produit par la rencontre, par nature ratée, avec le réel, la rencontre réussie étant la mort elle-même en l’occurrence (c’est ainsi que Lacan a pu définir le suicide comme le seul acte réussi du sujet, un sujet qui en l’occurrence peut décider de passer par la fenêtre, par le cadre, et rejoindre le réel de son destin plus vite que prévu: la mort). Vous connaissez tous ces réactions de terreur, les cheveux qui se dressent sur la tête l’espace d’une demi-seconde lorsque la surprise vous place dans une situation inconnue, imprévue, dangereuse ou non. Rapidement votre cerveau raccroche les wagons en vous signalant que tout va bien, que la situation est connue, non dangereuse. C’est d’ailleurs ce qui arrive à Freud un jour où, dans le train je crois, mal réveillé, il ne reconnait pas son visage dans le miroir. Dans L’inquiétante étrangeté, texte écrit à la même époque, les adjectifs inquiétant, effrayant et horrible sont en l’occurrence équivalents. Il les distingue cependant bien de l’angoisse. Et il raconte que s’il y a bien quelque chose d’effrayant c’est, comme les anciens l’évoquaient, ce qui se produit quand « la mort est devenue l’ennemie du survivant et a l’intention de l’entrainer avec lui, comme compagnon de sa nouvelle existence ». (p.177 L’inquiétant Freud 1919)

    Ce Schreck déclencheur de la névrose de guerre est bien pour nous en tout cas l'effroi, la frayeur. Mais Schreck a un dérivé, der Schrecken, qui signifie au-delà: terreur, horreur. On parle couramment en allemand de: die Schrecken des Krieges und des Todes: les horreurs de la guerre et de la mort. Or c'est bel et bien des horreurs de la guerre et de la mort qu'au moment où Freud parle des névroses de guerre, les Allemands et les Autrichiens, mais aussi bien tous les peuples d'Europe, viennent de sortir. Mais de quelle nature fut cet effroi et cette horreur? Quelle fut la nature de la surprise horrible qui devait provoquer tant d'effondrements névrotiques ? Est-ce simplement cette frayeur à l'arrivée de la première bombe? A la première balle qui siffle à l'oreille du soldat? A la vue du premier tué qui s'effondre à côté de lui? Ou bien n'est-ce pas plutôt quelque chose de beaucoup plus profond, de beaucoup plus diffus, collectif, une terreur insidieuse, une horreur sans nom à laquelle chaque sujet réagira à sa manière - fut-ce par une névrose de guerre - mais auquel nul n'échappera ? Ce n’est que si la situation de danger dure que va s’installer un état d’adaptation largement décrit par les physiologistes amenant à un épuisement plus ou moins rapide en fonction des capacités de chacun, sans oublier un déni toujours possible, un « je n’y crois pas » toujours un peu déréalisant. Mais qu’en est-il du retour, de l’évolution, du déclenchement de la névrose traumatique ?

    La guerre est évidemment le prototype de la situation où l’effroi se rencontre à l’état brut ; il suffit de lire Ernst JUNGER dont les journaux de guerre viennent d’être édités dans La Pleïade ou Henri BARBUSSE pour s’en convaincre. « La guerre comme expérience intérieure » est un texte remarquable, ne serait-ce que par son titre, dans lequel JUNGER distingue effroi et horreur, en mettant l’horreur encore plus loin dans le degré d’inhumanité si l’on peut déjà prendre ce curseur : « L’horreur entre dans le cercle des émotions dés longtemps enfouies au plus profond de nous-mêmes, pour resurgir avec une force élémentaire, il est rare que l’homme moderne entendre bruire ses ailes noires autour de son front élevé » (p. 42) Notez que JUNGER situe l’horreur non pas sur le champ de bataille mais du coté intérieur, l’effroi se contentant de réveiller en quelque sorte quelque chose d’endormi chez tout homme civilisé… Entre parenthèse, le lien avec le terme lacanien d’extime pour désigner ce qu’il y aurait de plus intime mais d’exclu, à l’intérieur même, parait évident. JUNGER estime d’ailleurs que l’animal connait l’angoisse si il est poursuivi et acculé, et l’effroi si un danger l’assaille à l’improviste, mais qu’il ne peut connaitre l’horreur « cette seconde de suprême faiblesse qui élevait l’homme primitif au dessus de la bête, la constante et invisible compagne de ses courses par les immensités des steppes vides, mais aussi le premier éclair au ciel de la raison ». L’horreur serait pour JUNGER proche parente de l’ivresse du sang et du plaisir du jeu. Vous pouvez saisir là aussi la parenté avec une autre notion lacanienne, celle de jouissance. Mais JUNGER précise bien que l’horreur « est dans notre imagination indissolublement entrelacée à la mort, nous ne pouvons l’en dissocier de même que le primitif ne pouvait la dissocier de l’éclair qui frappait à coté de lui la terre de sa flamme » (p. 45). Cette définition de l’horreur que je met en exergue d’emblée est intéressante car si elle permet à mon sens d’approcher un peu plus la notion de réel, qui se trouverait derrière l’effroi, l’horreur y serait en outre l’apanage de l’humain.

    Mais si Junger au décours de la première guerre mondiale aborde le réel et l’horreur dans une dimension héroïque voire esthétique, la deuxième guerre mondiale le verra évoluer différemment, de manière beaucoup moins enthousiaste (Junger Journaux de guerre La Pléiade ). Il ne tombera pas comme Heidegger dans le piège nazi. Il rédige cependant un texte en 1950 pour le 60° anniversaire de Heidegger Passage de la ligne où il croit pouvoir célébrer un triomphe sur le nihilisme, cette ligne que le sujet aurait momentanément franchie, contrairement à l’idée de Heidegger de l’impossibilité, pour le dire vite, pour le sujet de rejoindre son être. Cette question d’un franchissement possible, d’un passage de la ligne, par le chemin de l’effroi, oppose donc Junger et Heidegger.

    Je ne pensais pas poser si rapidement la question de l’humain mais Junger en introduisant la figure de la bête qui sommeillerait en l’homme et son dialogue avec Heidegger nous amène directement à la question de l’inhumain. Heidegger grâce à son concept d’ouvert distingue dans une thèse de son cours de 1929-1930 reprise pendant la guerre de 39-45 l’homme de l’animal (qui comme chacun sait n’est pas humain !). Je cite : « Celui qui voit l’ouvert de tous ses yeux, c’est l’animal nettement opposé à l’homme dont les yeux, au contraire, ont été inversés et placés comme des pièges à l’intérieur de lui-même ». Agamben le philosophe italien dans un ouvrage de 2006 intitulé précisément L’ouvert (de l’homme et de l’animal) p. 92 souligne que pour Heidegger l’homme a toujours devant lui le monde mais n’accède jamais au pur espace du dehors, et qu’en revanche l’animal est dans l’ouvert, dans un « nulle part sans rien ». Dans une approche pour moi plus simple que la lecture directe d’Heidegger il approche, il me semble, ce temps de passage, à tous les sens du terme, de l’effroi : « La compréhension du monde humain n’est possible qu’à travers l’expérience d’une proximité extrême, fût-elle trompeuse, par rapport à cette exposition sans dévoilement ». Il introduit ainsi l’essentiel de l’humain : un conflit entre voilement et dévoilement. Pour Agamben l’ouverture de l’humain à ce conflit ne peut être obtenue qu’à l’aide d’une opération effectuée sur ce qui manque à ce tout du monde de l’animal (à qui à priori rien ne devrait manquer ce qui évoque le pas-tout lacanien ?) et qui se manifeste dans la stimmung c'est-à-dire la stupeur de l’animal qui le fait devenir pierre. Or vous savez certainement que sur le champ de bataille l’état de stupeur, l’état stuporeux, est une des manifestations de l’effroi. L’effroi serait-là aussi bien du coté d’une extra-humanité que de celui d’une extra-animalité. Ce qui n’est pas ans rappeler non plus que chez les anciens il y avait l’humain, l’animal et la pierre…

    Jacques MONCHAL m’avait conseillé il y a quelque temps un livre Mémoire de l’inhumain de Sidney Stewart que j’ai relu pour aujourd’hui. Il y a parfois des destins extraordinaires mais celui de Sidney Stewart, c’est quelque chose. Sidney Stewart, il est mort il y a quelques années, était le mari de Joyce McDougall, une grande psychanalyste française, de celles qui ont marqué l’histoire de la psychanalyse. Il a fini sa vie comme peintre après avoir été psychanalyste pendant 40 ans, mais surtout, après avoir été GI dans l’armée américaine pendant la 2° guerre mondiale et prisonnier de guerre. C’est dans le Pacifique qu’il a été fait prisonnier par les japonais, puis trimbalé de camp en camp jusqu’à sa libération 3 ans après. Il fut le seul survivant de sa compagnie. Dans ce livre on trouve le texte de son premier livre écrit après la guerre dont le titre original est Give us this day, traduit en français par Nous sommes restés des hommes, ce qui nous rapproche de notre question sur l’inhumain. Un fait intéressant est que ce livre a d’abord subi le même destin que celui de Primo Levi Si c’est un homme, c'est-à-dire qu’il fut interdit par le FBI dans son cas au nom de la réconciliation avec les japonais, à croire que le déni était universel à l’époque. On trouve aussi dans ce livre des textes de psychanalyse dont un écrit en 1998 Trauma et réalité psychique. Il a donc un point de vue particulièrement autorisé sur la peur et l’effroi ; il raconte ainsi son baptême du feu: «Tout à coup un obus éclata dangereusement prés de nos têtes. Nous plongeâmes aussitôt dans la tranchée pour nous relever dés que le silence fut revenu. Cela n’avait été qu’une frayeur passagère et je ne pus m’empêcher de comparer ce sentiment avec la peur véritable. La frayeur est une sensation fugitive qui vous attaque sans crier gare comme un animal acculé, tandis que la peur est un ulcère vivant qui colle après vous comme les sangsues de la jungle, et qu’aucun feu du ciel ne peut consumer. Elle vous laisse parfois du répit mais bien vite elle vous étreint à nouveau et vous ligote comme pour vous empêcher de faire le plus petit mouvement (la pierre !). Elle est toujours là, elle vit avec vous, elle vous murmure des choses qui dominent facilement le fracas du monde environnant, et il y a deux êtres en vous : vous-même et la peur qui vit avec vous ». (Sydney Stewart Mémoire de l’inhumain p. 63) Bien plus tard, peu avant sa libération, il décrira, avec à peu prés les mêmes mots que Imre Kertesz (Dans Etre sans destin) lui aussi dans les mêmes circonstances alors qu’il était laissé pour mort, cet état où, selon ses termes, il n’avait même plus à s’excuser d’être humain, cet état où il avait dépassé l’effroi, cet état de grande fatigue où le temps et l’espace sont manifestement altérés : «C’était étrange, mais je n’ éprouvais plus le même désir éperdu de revoir la lumière du matin » alors que peu de temps auparavant il pensait : «J’espérais ne pas mourir ainsi, je préférais rencontrer la mort en plein jour, les yeux ouverts et sentir la grande torpeur m’envahir peu à peu ». (Stewart p. 227 228)

    Entre ces deux moments, 3 ans sont passés, quel a été le statut de l’horreur pour lui, entre son baptême du feu et son lâcher prise? Sidney Stewart explique lui-même que pour en rendre compte, pour cerner ce réel, celui de la mort « à la fois omniprésente et toujours imprévisible » (ibid. p. 243) il a été obligé, comme le prédisait Jorge Semprun (L’ecriture ou la vie) au sortir des camps, d’y mettre un peu de fiction. En tout cas, rédigé par un soldat rendu à la vie civile, il s’agit comme le dit son préfacier du livre d’un psychanalyste en devenir dont la source du questionnement est la causalité intra-psychique : oui on a bien lu, il s’agit de psychisme et non pas de simple barbarie, d’inhumanité ! …

    Cela nous ramène directement à Freud et son texte de 1915 Considérations actuelles sur la guerre et sur la mort , des considérations toujours très actuelles… FREUD s’y attarde d’abord sur la désillusion causée par la guerre, à savoir l’apparition de la barbarie dans des peuples civilisés avec son lot « d’objets d’effroi et d’épreuves lourdes à supporter », « de brutalité dans le comportement des individus que l’on ne croyait pas capables de ce genre de chose ». Il conclue qu’il n’y a contrairement à ce qu’on aurait pu penser chez l’homme « aucune extirpation du mal » (Sur la guerre et sur la mort » p. 134).Il développe un chapitre sur le rapport de l’homme à la mort, un rapport perturbé par la guerre : « Ce rapport manquait de franchise, a nous entendre nous étions prêts à soutenir que chacun d’entre nous est en dette d’une mort et prêt à payer sa dette, c’est en fait que la mort-propre est irreprésentable et aussi souvent que nous en faisons la tentative, nous pouvons remarquer qu’à vrai dire nous continuons à être là en tant que spectateur » (p. 143) On le note : toujours le spectacle, l’illusion… « C’est pourquoi dans l’école psychanalytique on a pu risquer cette assertion, poursuit-il, personne ne croit à sa propre mort, ou, ce qui revient au même, dans l’inconscient, chacun de nous est convaincu de son immortalité ».

    Et justement l’effroi n’est plus de l’ordre de l’illusion, c’est croire que sa dernière heure est arrivée, et y croire, ce n’est plus du semblant, plus pour du beurre comme disent les enfants !

    Freud poursuit : « En temps de guerre la mort ne se laisse plus dénier, on est forcé de croire en elle, les hommes meurent effectivement, et non un par un, mais en nombre. Il ne s’agit plus de hasard ». (p. 145) Mais il fait cette remarque extraordinaire : « La vie certes est redevenue intéressante, elle a retrouvé son plein contenu ». Le soldat ne cherche-t-il pas à retrouver cette vie avec cette peur, cette jouissance, qui lui donne tout son sel ? Qu’y a-t-il donc au-delà de l’experience de l’effroi de si attirant pour l’homme ?

    On retrouve là le lien avec la dimension de la jouissance qui est un des pouvoirs de l’horreur pour paraphraser le titre du livre de Julia Kristeva. Entre parenthèse dans ce livre Kristeva y introduit la notion d’abjection (Pouvoirs de l’horreur point essai p.11) là où il ne s’agit plus de la mort signifiée mais de la mort réelle, je cite : « tel un théatre vrai, sans fard et sans masque, le déchet, le cadavre, m’indiquent ce que j’écarte en permanence pour vivre, j’y suis aux limites de ma condition de vivant, mais ce n’est plus moi qui expulse, je est expulsé, la limite est devenue un objet, comment puis-je être sans limite ? »

    Mais restons freudien : dans ces considérations actuelles Freud resitue l’homme d’aujourd’hui par rapport à l’homme primitif : « L’homme originaire a pris la mort au sérieux, car il s’accommodait fort bien de la mort de l’autre, il n’avait aucun scrupule à la provoquer…ainsi l’histoire originaire de l’humanité est-elle remplie par le meurtre. « Et il résume ainsi : « notre inconscient est inaccessible à la représentation de la mort-propre, est plein de plaisir au meurtre à l’égard de l’étranger, est divisé, ambivalent, à l’égard de la personne aimée, tout autant que l’homme des temps originaires… la guerre fait réapparaitre en nous l’homme originaire ». Revenons à plus de modestie, conclue Freud : « nous avons vécu psychologiquement au dessus de notre état, ne vaudrait-il pas mieux faire à la mort la place qui lui revient ? Supporter la vie reste bien le premier devoir de tous les vivants, l’illusion perd toute sa valeur quand elle nous en empêche » (p. 155) Autrement dit l’illusion aurait ses limites : voila le procès de l’illusion (du fantasme) qui nous empêche d’avoir un rapport à la mort plus honnête, un rapport plus clair avec nos pulsions haineuses… Freud, lacanien, finit par tordre et pervertir le vieil adage « Si vis pacem, para bellum » en « Si vis vitam, para mortem » soit « Si tu veux endurer la vie, organise-toi en vue de la mort ». Il ne perd ainsi pas de vue le rôle de l’angoisse qu’il évoquera dans Au-delà du principe de plaisir 5 ans après comme une forme de préparation à la mort, mais une préparation toujours imparfaite : comment en effet se protéger de la mauvaise rencontre ? Mais ce qui est fantastique c’est cette clairvoyance sur la condition humaine, et il ne s’agit pas là d’animalité, d’inhumanité, la violence est là, en nous…

    Le signe de la rencontre avec la mort peut en tout cas se repérer dans l’après-coup, dans la répétition, la répétition que Lacan décèle justement comme le masque d’un passage : « Le réel est celà qui gît toujours derrière l’automaton, et dont il est si évident, dans toute la recherche de FREUD, que c’est là ce qui est son souci » martèle Lacan dans le Séminaire XI. L’automaton c’est le sujet soumis à la répétition automatique. En effet dans le fameux texte de 1920 Au-delà du principe de plaisir, si FREUD introduit 5 ans aprés l’effroi, c’est à propos de la névrose traumatique qui, j’en ai assez parlé l’an dernier, se manifeste essentiellement par un syndrôme de répétition fait de flashs et de cauchemars. Comme je vous l’expliquais le sujet traumatisé subit un forçage permanent de son cerveau pas des images intrusives, des images qui le replongent à chaque fois dans une représentation sinon de sa mort, en tout cas de celle de l’autre et de ce fait dans une nouvelle expérience d’effroi. La première condition nécessaire, mais pas suffisante au trauma, est cette rencontre avec la mort, une rencontre qui met la vie du sujet en jeu. Certains sujets peuvent aussi être réellement traumatisés lorsqu’ils se trouvent surpris en position d’objet dans le désir de l’autre, faisant ainsi le jeu du retour à l’inanimé de la pulsion de mort freudienne, sans que pour autant la mort réelle, le cadavre, soit là, comme dans une prise d’otage ou un viol. Mais le plus souvent le sujet a rencontré la mort soit par l’anticipation certaine de la sienne soit par le biais du corps de l'autre qui peut venir figurer le Réel de la mort. Lacan dira que le sujet devenu objet est là a-sujet soit collabé avec son objet a et en même temps, a privatif, non objet….

    Ainsi un sujet que j’ai rencontré récemment victime d’un accident de moto banal à Lyon : alors qu’il conduit raisonnablement, un conducteur du dimanche fait demi-tour de manière impromptue et interdite devant lui, il comprend instantanément qu’il ne peut éviter le choc et se souvient du sentiment d’effroi le pénétrant alors. Mais le pire est à venir, bien que, je vous rassure, il n’ait eu qu’une jambe cassée et une épaule abimée : par je ne sais quelle manœuvre, alors qu’il est par terre, il voit la voiture venir sur lui et lui rouler sur la jambe, au ralenti : 2° sensation d’effroi. A cet instant rien ne peut venir tamponner, si je puis dire, cette certitude : la voiture me roule dessus. Il est alors, c’est ce qu’il me dit, objet totalement impuissant, jouet de l’univers.

    Je pourrais aussi vous citer le cas de ce soldat envoyé en catastrophe au Rwanda alors qu’il s’apprêtait à partir en vacances avec sa petite famille quelques semaines après les massacres interethniques; à peine débarqué à Goma, il se retrouve aux commandes d’un caterpillar à enterrer des monceaux de cadavres morts du choléra dans des fosses communes après les avoir arrosés de chaux. Vous me direz qu’en soi la situation, à laquelle il ne s’attendait absolument pas est suffisamment effrayante comme cela : tous ses collègues sont comme lui livides, absents, épuisés par la chaleur, le stress et l’odeur, obsédés par la douche du soir. Mais une scène est restée marquée à jamais sur sa rétine : le camion venait juste de décharger, un gamin d’une dizaine d’années était resté coincé dans la griffe de la pelle, un manutentionnaire africain a saisi le cadavre et l’a projeté dans la fosse commune, son corps est monté très haut, il suit sa chute du regard et au moment où il retombe, la tête pivote en révélant des yeux ouverts fixés sur lui : alors qu’il pataugeait dans les cadavres depuis 3 semaines, là il venait de rencontrer la mort.

    Il s’agit d’un cas que j’ai eu à connaitre dans ma pratique à l’époque, dont le récit figure dans un livre très récent de Jean-Paul MARI «Sans blessures apparentes » (p. 154). Ce correspondant de guerre y tire à l’occasion un coup de chapeau aux psychiatres militaires et il en a rencontré quelques uns…

    Ce soldat français poursuit son témoignage ainsi 12 ans après : « Les cadavres, j’ai marché sur eux, je les ai abimés, quel sacrilège, et puis j’ai compris, j’étais parmi eux, je les ai fréquentés pendant 3 semaines, parfois en leur parlant, j’ai le sentiment d’être passé dans le monde des morts, je vivrai avec cette odeur jusqu’au restant de mes jours, mais c’est un lien entre eux et moi, mais si je n’ai plus d’émotion, je ne suis plus un être humain, vous savez, j’ai parfois envie de retourner là-bas pour les déterrer ».

    La barre entre effroi d’un coté, peur-angoisse de l’autre, ou entre réel d’un coté, imaginaire-symbolique de l’autre n’est pas si facile à mettre…sauf par le sujet lui-même, dans l’après-coup, qui revient sans cesse sur la même question : pourquoi moi, pas tellement dans le sens « qu’est-ce que j’ai fait au Bon Dieu pour que ça m’arrive » non, plutôt dans le sens « pourquoi en suis-je revenu? » ou « pourquoi c’est lui qui est mort et pas moi ? ». C’est pourquoi la deuxième condition nécessaire au trauma, que Lacan met en avant pour borner le réel dans le Séminaire XI, comme je le disais en introduction, est le fantasme. c’est par le biais du fantasme, que le sujet névrosé soumis à la mauvaise rencontre, sous l’effet de l’après-coup, va alors se constituer comme victime, mais aussi bien coupable.. Freud a ainsi mis en évidence, dés le début de son œuvre, la notion d’après-coup (nachträglich) qui fait suite au trauma, parfois sur plusieurs années et qui est une espèce de temps de latence, de gel du temps et du souvenir, dans l’attente d’un second temps logique qui va boucler la boucle, sur le même modèle que celui du noeud de capiton qu’utilise Lacan pour décrire l’effet-rétroactif du dernier mot de la phrase sur le premier. Ainsi l’aprés-coup immédiat du trauma a-t-il un rôle sur l’évolution notamment dans ce que l’on peut appeler la deuxième trahison, lorsque le tiers manque à l’appel, ce tiers que les militaires ou les policiers connaissent sous les traits du binôme, du partenaire.

    En ce qui concerne cet homme victime d’un accident de moto, il découvre aprés son hospitalisation que ses collègues de travail, ses pairs, ont profité de son absence pour juger la qualité de son travail et lui envoyer sa notation par courrier alors qu’ils étaient parfaitement au courant de son accident. Il réalisera ensuite que, ayant perdu son père assez jeune, et ayant lui-même dépassé depuis longtemps l’age que son père avait lorsqu’il est mort, il pensait faire du rab et avait presque fini par se croire immortel…Le réel de l’accident a fait voler en éclat ce beau fantasme.

    Il y a la rencontre avec la mort, et il y a le retour…qui fait du sujet un revenant ! Les conditions du retour comptent mais comment imaginer un retour possible dans certaines conditions : tous ces sujets de retour du Rwanda ou d’ex-Yougoslavie peuvent se retrouver, leur mission terminée, 24 heures après, au supermarché du coin poussant leur caddie avec madame : vous imaginez le choc ? Pas mal d’écrits rapportent à l’occasion l’effroi provoqué par le revenant, celui qu’on a cru mort, dans sonn entourage, et l’impossibilité pour lui de reprendre sa place. Un retour de certaines expériences est-il tout simplement possible ? Jean-Paul MARI (p. 184) met en exergue dans son livre une citation de James Jones, l’auteur de Tant qu’il y aura des hommes, je cite: « Tout combattant, s’il s’avance assez loin sur la voie qui lui est tracée, doit se résigner à l’idée qu’il est perdu, marqué par le destin ». Jean-Paul MARI conclue son livre de « rencontres » sur sa notion de l’effroi, utile pour nous aujourd’hui: « Plongé dans l’horreur, submergé par le chagrin obscur de la guerre, comment fait-on pour trouver la force de croire encore à la lumière ? Tout nous adjure de reculer. Notre peur animale nous met en garde contre l’effroi, cette descente en spirales dans les catacombes de l’humain. Fuis cette initiation maléfique, ne franchis pas le cercle de cendres, ne regarde pas le soleil en face, n’embrasse jamais la mort ! » (p. 288)

    Il rejoint ainsi Junger, je cite à nouveau : « Dés cet instant j’avais compris, ces gens ne pourraient jamais surmonter la guerre, car la guerre est plus grande qu’eux…Les véritables sources de la guerre jaillissent au plus profond de notre poitrine et toutes les horreurs dont le monde est périodiquement inondé ne sont qu’un miroir de l’âme humaine, dévoilée dans l’événement » . p.80.

    La réalité psychique situerait donc définitivement ce réel de la mort à l’intérieur… du coté de l’expérience intérieure… du coup comment en revenir ? Je pense que vous avez compris que le sujet portera cela jusqu’à sa mort réelle, ce qu’on appelle sa belle mort, pour faire oublier qu’il y eut avant une mort pas belle…

    Jean-Paul MARI fait une autre découverte dans son livre (p. 228) quand un de ses interlocuteurs lui fait remarquer que les gens qui ont vu la mort et ceux qui l’ont donnée ont le même regard. Cette remarque n’est pas faite pour nous étonner puisque l’on vient de lire Freud : la transgression serait bien le fait de l’effroi, le sujet a vu quelque chose qu’il ne devait pas voir, ce qui explique que victime et coupable aient le même regard un peu comme s’il suffisait de rencontrer la mort pour en être aussitôt le complice ! Ce qui nous ramène à cette sensation de consentement à sa propre mort que décrivent Stewart ou Kertesz, mais aussi bien les gens en fin de vie. N’y a-t-il pas là quelque chose de l’ordre d’une profanation ! Rappelez vous le mythe de Sisyphe que je vous ai raconté l’an dernier: il s’approprie une tache divine, or la définition de la profanation du temps des romains, c’était qu’une prérogative des dieux soit restituée aux hommes, à l’inverse de la consécration qui désignait la sortie des choses du droit commun. Une fois profané, ce qui n’était pas disponible donc séparé, perd de son aura pour être restitué à l’usage commun. C’est donc bien l’humain qui dans le trauma, dans l’effroi, est profané…

    Agamben souligne que dans la profanation, il y a une double signification contradictoire : d’une part rendre profane, de l’autre sacrifier. Cette contradiction appartiendrait selon lui a l’adjectif sacer qui signifierait à la fois consacré aux dieux et maudit, exclu de la communauté (Agamben Profanations p. 101). Agamben peut donc aussi bien conclure que si l’humain, homo sacer, est sacré, il est déjà exclu de la communauté et peut donc être tué en toute impunité. N’était-ce pas le cas dans les camps de la mort ? Ceci dit, cela leur faisait une belle jambe, sacrés ou pas, ils avaient tout faux ! Mais ce qui est plus intéressant c’est la possibilité dans le monde profane d’un résidu de sacralité attaché au corps qui le protège en principe (jusqu’à quand ?) du commerce de ses semblables mais l’expose à la possibilité de la mort violente pour le restituer aux dieux auxquels il appartient en vérité, ces dieux obscurs dont parle Lacan à propos du nazisme et du réel des camps (dans la Proposition de 1967). « Vous auriez tort de croire que les auteurs sacrés ne sont pas d’une bonne lecture » nous dit Lacan dans le séminaire VII (L’ethique p. 101), dans une séance où il fait équivaloir chose et péché, à partir de sa lecture de l’Epitre aux romains de Saint-Paul. La Chose est inaccessible et seule la transgression permet de concevoir que l’on y accède par franchissement, un franchissement « qui vous met au pouvoir d’un autre » dit-il dans la même séance. Ce franchissement, ce passage, cette rencontre avec la mort, de l’ordre d’une transgression, est souvent vécue par les soldats comme une profanation.

    Cette question du sacré et de la violence a bien évidemment été traitée par René Girard dans La violence et le sacré. Je ne vais pas le résumer, rassurez vous, mais il évoque l’état de crise qui se produit dans toute société lorsqu’il y a perte de différence entre les morts et les vivants, deux royaumes normalement séparés. (La violence et le sacré R Girard p. 380). « La mort est la pire violence qu’un vivant puisse subir. Avec la mort c’est la violence contagieuse qui pénètre dans la communauté, les vivants doivent s’en protéger, ils isolent le mort, font le vide autour de lui ». Dans certaines cultures sans dieux, ce sont les morts qui remplacent les dieux. Dans la notre, le mort est en position de victime émissaire ». On conçoit que le sujet qui ait vu la mort et se sente comme déjà mort puisse se sentir doublement victime…

    Pour Lacan le sujet traumatisé fera dés lors, à ses yeux, tache dans l’univers. C’est probablement ce que le trauma lui révèle, au sens où Lacan peut dire: «c’est que là pour des raisons de structure, la chute du sujet reste toujours inaperçue car elle se réduit à zéro»… Avoir été ne serait-ce qu’un instant le zéro l’extrait pour toujours de la comptabilité des humains et en fait à jamais un revenant. Dans le séminaire IV (La relation d’objet p. 48) Lacan, toujours dans cette dimension du sacré, évoque le Saint Esprit comme l’entrée du signifiant dans le monde ! rien de moins ! Il relie le Saint Esprit à l’instinct de mort freudien : « Il s’agit de cette limite du signifié qui n’est jamais atteinte par aucun être vivant, sauf cas exceptionnel, probablement mythique, puisque nous ne le rencontrons que dans les écrits ultimes d’une certaine experience philosophique » Toujours le franchissement, et la question de la limite humain-inhumain…
    Evoquant nommément Heidegger, il prend d’abord la mort comme condition absolue, indépassable, de l’existence de l’homme, mais il ajoute que les rapports de l’homme avec le signifiant sont très précisément liés à « cette possibilité de suppression, de mise entre parenthèses, de tout ce qui est vécu » (5 décembre 1956). Il fait ainsi passer la mort du coté intérieur, si je puis dire, du coté même du signifiant, du mot, tel le cheval de Troie. Pendant tout son enseignement, Lacan gardera l’idée d’une rencontre ratée mais possible avec le réel de la mort, un réel que l’on peut imaginer exterieur au sujet, tout en glissant progressivement vers un réel à chercher du coté du signifiant même, de la lettre, de la matérialité du langage. Le modèle simple du trauma comme catastrophe, comme non-représentable de la mort, est-il suffisant ? Si le langage, parlé ou aussi bien écrit, est impuissant à rendre compte de l’horreur et à la métaboliser, n’est-ce pas parce que l’impasse se trouve dans le langage même ? Le sujet découvre que la mort gît au sein même du langage, de lalangue comme dit Lacan, et que plus il essaiera d’utiliser le langage pour retrouver un sens, plus il retombera sur la même impasse. C’est pour cela que les techniques d’abréaction, de mises en mot de l’experience de frayeur ne suffisent pas. L’appareil de représentation étant mis hors circuit, il fonctionne sur le mode de la répétition et non pas de la remémoration, et, comme le dit Lacan (D’un discours qui ne serait pas du semblant – séance du 13 janvier 1971) la répétition va contre le principe de plaisir…qui ne s’en relève pas… « Le principe de plaisir c’est chez Freud l’excitation minimale, la répétition c’est- la tentative de ramener une jouissance dangereuse à cette excitation minimale ». Lacan évoque à cette occasion l’énigme de la jouissance absolue, dont je me demande si Stewart ou Kertesz ne l’avaient pas trouvée…j’allais dire avant de mourir !.
    C’est que, comme l’explique Stewart lui-même lorsqu’il met l’accent sur le mécanisme du déni dans les camps qui rend possible l’adaptation, suivant en cela Freud, pour se dégager des contraintes du réel, le sujet la repousse toujours plus avant cette limite. Comme le disait Freud, il veut bien mourir mais à sa manière !
    Pour Lacan la mort heideggerienne restera une limite mais, à la manière de Junger, appréhendable par le biais de la répétition : « Elle représente (cette limite) le passé sous sa forme réelle c'est-à-dire non pas le passé physique dont l’existence est abolie, ni le passé épique tel qu’il s’est parfait dans l’œuvre de mémoire, ni le passé historique où l’homme trouve le garant de son avenir, mais le passé qui se manifeste renversé dans la répétition ». Le réel, c’est ce qui ne cesse pas, pour Lacan, de ne pas s’écrire… Tenter de l’écrire est déjà une tentative pour certains. Mais comme Stewart il gardera l’idée que c’est dans l’aprés-coup que tout va se jouer en ce qui concerne le « retour » du revenant, qui va se heurter à forte partie ! Ainsi Stewart (p. 254) je cite : « C’est cette défense tardive, la nécessité de se mesurer au fait accompli, qui donne au trauma sa potentialité pathogène ». Il en fera oeuvre de création mais cela n’est pas donné à tout le monde de transformer la tendance à la répétition pure en quelque chose de consistant, c'est-à-dire en symptôme. Car, une fois encore, rien ne peut témoigner directement hormis la répétition, qui peut faire préférer au soldat le réengagement et au correspondant de guerre le retour sur les théatres de guerre à l’inactivité et aux cauchemars. Pour les cinéphiles rappelez vous Voyage au bout de l’enfer.

    En 1971 (13 janvier 1971) Lacan évoque le point mortel et précise que ce point mortel ce n’est pas l’inanimé. « La mort est un point-terme, le terme de la vie, de la jouissance de la vie, l’inanimé c’est la non-vie, ce n’est pas la mort ». Ce qui nous amène à 2 notions bien différentes que peut-être le traumatisme tend à confondre…En effet je me suis souvent trouvé confronté, une fois leur travail psychanalytique un peu avancé, à des sujets divisés entre d’un coté une certaine sérénité, une certaine sagesse à l’égard de la mort, excluant toute forme de peur à son égard, après avoir d’ailleurs répété qu’ils étaient déjà mort et que donc leur vie n’était en soi plus en jeu, mais de l’autre coté une résurgence toujours possible de l’effroi, une peur panique et absolue de la mort pouvant les saisir à n’importe quel moment, certains continuant à se mouvoir comme s’ils étaient encore en opération en guerre. La mort et la non-vie, ce n’est pas pareil, je ne peux en dire plus…

    Quant à Lacan il dira (le 16 mars 1976) dans Le sinthome, « Le feu qui brûle est un masque du réel, mais c’est un feu froid, si le réel est à chercher, c’est du coté du zéro absolu ». Alors zero absolue ou jouissance absolue ? Lacan dans Subversion du sujet et dialectique du désir (Ecrits p.803) paye une nouvelle fois sa dette à Freud du retour de l’inanimé qui affecte tout corps vivant, dans « cette marge au-delà de la vie que le langage assure à l’être du fait qu’il parle ». Dans cette marge au-delà de la vie, Lacan reconnait « non seulement ce qui s’y prête de son corps d’être échangeable, mais ce corps lui-¬même ». Le corps objet de commerce mais aussi chair a canon ? Quoiqu’il en soit, dans cette rencontre avec la mort, il s’agit bien, ce que Lacan situe ni plus ni moins dans l’instinct de mort, d’un savoir : « d’un savoir qui ne comporte pas la moindre connaissance, en ce qu’il est inscrit en un discours dont, tel l’esclave messager de l’usage antique, le sujet qui en porte sous sa chevelure le codicille, qui le condamne a mort, ne sait ni le sens ni le texte, ni en quelle langue il est écrit, ni même qu’on l’a tatoué sur son cuir rasé pendant qu’il dormait ».
    Une patiente qui a été extremement violentée durant son adolescence me disait récemment qu’elle avait l’impression d’avoir été contaminée par ses agresseurs qui lui avaient injecté le virus de la mort, que ce virus se trouvait dorénavant en elle.
    C’est à peu de choses prés ce que dira Heidegger à la fin de sa vie: « Le rapport entre mort et langage, un éclair, s’illumine, mais il est encore impensé ». C’est souligné par Agamben qui trouve là lui aussi la limite de Heidegger (Le langage et la mort p. 14). Car si l’homme est l’animal qui a la faculté du langage et la faculté de la mort, il est aussi celui qui a sa voix. Pour Agamben si le rapport entre le langage et la mort reste impensé c’est parce qu’il y a la Voix, la voix de l’homme, et que seule la voix montre « dans un étonnement muet le lieu inaccessible ».(Le langage et la mort p. 163) . Sans entrer dans ce débat qui ferait du philosophe et du combattant des frères d’arme pour lesquels experience de la voix et expérience de la mort se confondraient dans le même effroi silencieux, Agamben convoque un Nietzsche vieillissant à l’appui. Nietszche semble répondre à l’illusion du dernier philosophe dans une perspective où aucune voix n’est plus audible et tout lien avec la figure du vivant coupé : « N’entendre, écrit Nietzsche, après un tel appel du tréfonds de l’âme, la réponse d’aucune voix, est une experience terrible, qui peut detruire l’homme le plus dur : en moi cela a brisé tout lien avec la communauté des hommes » (Le langage et la mort p. 169) Après le fracas des armes, à la voix de la peur dont parlait Stewart, succéde le silence de la voix, mais qu’est-ce qu’un langage sans voix ? Dans le temps de l’effroi toutes les descriptions cliniques sont à mon sens tout à fait compatibles avec ce sans-voix, ce silence qui s’installe, fut-ce au milieu du champ de bataille.
    Lacan aussi dans le séminaire Le sinthome convoquera Heidegger et sa limite qu’il évoque (le 10 février 1976) a propos justement de ses tentatives de cerner le réel à partir de l’œuvre de Joyce. Alors qu’il resitue le réel, comme je le disais au début, du coté de la vérité, il pose une question toute bête : qu’est-ce que le vrai, sinon le vrai réel, et comment distinguer le vrai réel du faux, sinon à employer quelque terme métaphysique, l’echt de Heidegger ? Car echt est quand même du coté du réel ; dit-il, et Heidegger dans ce petit morceau sur echt avoue son échec, le réel se trouve dans les embrouilles du vrai… » Lacan traduit le echt de Heidegger par vrai et conclue avec Joyce que le sujet dans le vrai perd son nom propre au profit d’un nom commun. Comment mieux dire qu’il peut dans le nom commun rejoindre son nom d’usage ; servir c’est bien comme tel que se décrit et se dit l’ambition de tout militaire ! En peut en même temps comprendre qu’il se trouve dénommé, inhumanisé, et qu’il puisse, comme Joyce, se sentir appelé. (Le sinthome seuil p. 85-89).
    Dans le séminaire Les non-dupes errent (12 mars 1974) Lacan évoquait déjà ce principe que je posais en introduction, à savoir que le vrai on ne peut que le mi-dire en insistant sur le fait que tout mi-dire, mi-dire du vrai, a la mort pour principe. Le raisonnement est simple : si le corps va a la jouissance c’est dans un but de reproduction, d’où le lien entre sexualité et mort du corps, et en ce sens, la reproduction, il n’y a que ça que vrai…alors que la mort, certes principe du vrai, du fait que l’être humain est parlant, c’est pas du vrai… je cite : « cette mort chez l’être parlant en tant qu’il parle, c’est jamais que du chiqué, la mort vraiment, pour l’avoir devant soi, c’est pas à la portée du vrai, la mort le pousse, pour l’avoir devant soi, pour avoir affaire à la mort, ça ne se passe qu’avec le beau, où là ça fait touche ».
    Voila la dernière tentative de Lacan, depuis Joyce pour cerner, border le réel : la référence au beau. Depuis le séminaire l’Ethique, où il a abordé la barrière de la beauté, la fonction barrière de la beauté « sous la forme de l’agonie qu’exige de nous la chose pour qu’on la joigne » il poursuit dans cette voie vers la création. (L’identification première séance) Il a cette phrase: « Je vous ai appris que la beauté est la limite du tragique, qu’elle est le point où la chose insaisissable nous verse son euthanasie » (ibid) une phrase qui nous rappelle pour le moins que toucher à La chose est dangereux.
    Nous en arrivons à la conclusion : ai-je répondu à la question sur l’inhumain ? L’effroi constitue-t-il une experience de l’inhumain, du réel ? Vous avez compris je l’espère que pour l’homme l’extirpation du mal n’est pas pour demain, mais que seule une nouvelle rencontre avec un humain, avec des humains, a une chance de ramener pour partie à la vie un humain inhumanisé et de venir tamponner ce réel. Sur le plan collectif l’ambition de Freud qui était de créer des centres psychanalytiques pour les combattants fit long feu. Lacan lui, fut sensible à un système particulier mis en place par le psychiatre anglais Bion, lui-même ancien combattant de 14-18: une thérapie de groupe sans chef. Mais le langage, on l’a vu, la parole, qui est la réponse fait partie du problème : la mort est déja dans le langage, ce qui ne doit pas empêcher la remise en route d’un discours, la reconstitution d’un tiers, d’un autre, pour un sujet qui a vécu la solitude absolue. Certains trouvent dans l’écriture ou la peinture leur propre solution. C’est pourquoi je terminerai avec 2 témoignages, qui sont bien plus que des témoignages sur l’effroi évidemment, celui du peintre Zoran Music et celui de l’écrivain Maurice Blanchot.
    Music, survivant de Dachau, ne savait pas qu’il peindrait des cadavres. C’est plusieurs années après son retour, lorsqu’il fut confronté à l’impossible de continuer à peindre, que cela s’est imposé à lui. Il avait dessiné quelques cadavres en cachette dans le camp pour lui donner une raison de vivre (Zoran Music Michael Peppiatt L’echoppe Paris 2000).. Il évoque dans un témoignage « les choses horribles et absurdes que vous etiez amené à accepter, tout comme vous acceptiez votre propre mort ». Alors qu’il pensait, à sa libération avec un ami tchèque, qu’ils seraient les derniers à voir cela, des montagnes de cadavres devant des fours crématoires, il a réalisé, au sens strict rendu réel, quand les souvenirs refoulés sont enfin remontés, en les peignant, que ce n’était, à l’instar de la prédiction freudienne, pas vrai : « Nous ne sommes pas les derniers ».
    Lecture de L’instant de ma mort de Maurice Blanchot, instant autour de quoi il tourne dans quasiment toute son œuvre, texte très court dans lequel il parle de lui à la troisième personne, lui qui échappe par miracle au peloton d’exécution en 1944 devant le mur de sa maison natale.

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